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Le canal de Suez, pivot stratégique du monde arabe ?

(Crédits photo : Points Forts – bcv.ch)

Entre 12 et 15 millions de dollars de pertes par jour pour l’Égypte, un total de manque à gagner estimé à plus d’un milliard de dollars pour son économie, 10% du commerce mondial retardé… et cela causé par l’échouement d’un bateau de 400 mètres de long en plein cœur du canal de Suez. Si ces lourdes conséquences montrent à quel point le canal de Suez est un carrefour stratégique de la mondialisation, elles attestent également la fragilité d’un tel réseau : un seul incident peut mettre à mal l’ensemble des axes maritimes stratégiques.

Aussi, comment l’échouement de cet immense bateau, portant plus de 24 000 conteneurs à son bord, montre-t-il la centralité du canal de Suez dans  les voies du commerce internationales traditionnelles mais aussi l’aspect stratégique du monde arabe à un tel réseau mondialisé ? 

 

Le canal de Suez, artère vitale et stratégique connue depuis l’Antiquité

L’actualité récente et les innombrables articles sur l’accident du canal de Suez ont tour à tour déploré l’échouement du porte-conteneur dans le canal égyptien et les conséquences mondiales d’un tel accident. Cette couverture médiatique révèle toute l’importance de ce point stratégique, que l’étude de son histoire illustre assurément. Et pour cause, la centralité stratégique de ce canal, plaque tournante pour le Moyen-Orient, s’analyse dès son projet de construction. Alors que l’on a souvent tendance à faire remonter son existence à sa date de mise en service en 1869, l’initiative d’un tel projet de construction remonte pourtant dès l’Antiquité. Plusieurs pharaons, dont Sésostris III, ont en effet tenté d’aménager une voie navigable entre la mer Rouge et la vallée du Nil, l’isthme de Suez reliant l’Égypte à l’Asie occidentale  jouant déjà un rôle majeur dans les relations internationales.

 

(Photo : « Vers les Mers du Sud », maquette de l’exposition « L’épopée du Canal de Suez » à l’Institut du monde arabe à Paris)

 

La découverte de la route des Indes par le cap de Bonne Espérance en 1498  et la volonté de trouver une route plus rapide réintroduisent la question  du percement du canal sans toutefois aboutir à sa réalisation. Il faut attendre l’expédition de Napoléon Bonaparte (1798-1801) en Égypte pour que l’ingénieur français Jean-Baptiste Lepère envisage à nouveau la construction d’un tel canal. Ces travaux constituent un réel tournant dans la mise à l’étude du projet, pour autant ceux-ci n’aboutissent pas. S’appuyant sur les plans de son prédécesseur, le diplomate et ingénieur Ferdinand de Lesseps, succédant à la tâche qui incombait auparavant à Lepère, entreprend la réalisation de la construction. Celle-ci est d’ailleurs facilitée par le fait que Lesseps bénéficie du soutien et de l’amitié du vice-roi d’Égypte Saïd Pacha, qui participe à la fondation de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez. Sa construction rencontre néanmoins quelques obstacles, en témoigne l’opposition ferme de l’Angleterre, craignant que la France ne s’immisce en Égypte, alors bastion anglais. L’intervention de Napoléon III en mars 1866 permit toutefois aux travaux de reprendre, ceux-ci étant à l’arrêt depuis avril 1863, à cause des pressions ottomanes et britanniques. Le 17 novembre 1869, le canal de Suez est inauguré en présence de nombreuses personnalités telles que l’impératrice Eugénie, l’empereur François-Joseph ou encore l’émir Abd El-Kader, chef religieux et militaire algérien.

 Le canal de Suez, espoir géopolitique et économique au profit de l’Égypte

D’une longueur de 162,5 kilomètres, abrégeant le trajet entre Londres et Bombay de plus de 8.000 kilomètres, le canal est depuis son ouverture une révolution technologique. Un véritable trésor qui a été en proie à certaines tensions diplomatiques, dont la crise de Suez en 1956 en fut la parfaite illustration. Nationalisé par le président égyptien Abdel Nasser le 26 juillet 1956, le canal représente aujourd’hui un atout énorme pour l’économie égyptienne.  L’importance stratégique du canal en témoigne : on estime que par jour, entre 40 à 50 bateaux passent dans un sens comme dans un autre, que 8% des échanges mondiaux de marchandises passent par le canal et que son éventuelle fermeture multiplierait par deux la durée du trajet car elle entraînerait un détour par le cap de Bonne Espérance.  Alors, en quoi ce canal est-il une réelle aubaine pour l’Égypte ? Du point de vue de la politique interne, le canal a été un élément de fierté nationale qui a permis dans la période post-indépendance de fédérer la population derrière un projet emblématique, et qui est encore utilisé aujourd’hui en ce sens dans la communication politique. L’élargissement du canal entrepris en 2015 a ainsi été présenté comme un miracle technologique par les autorités égyptiennes, non seulement pour rester un passage-clé des échanges commerciaux mondiaux mais aussi dans l’espoir d’en développer les abords par la délimitation de zones franches.

(L’élargissement du canal de Suez terminé en 2015 aurait été financé pour 80% par des particuliers, soit plus de 7,5 milliards d’euros, crédits : Reuters)

De même, ce canal représente des intérêts économiques pour le pays, l’Égypte étant essentiellement une économie rentière où l’exploitation des seuls hydrocarbures ne permet pas la diversification de l’économie égyptienne. Aussi, l’exploitation du canal est mise en avant  depuis quelques années par l’Etat égyptien comme un outil possible de cette diversification économique, les objectifs étant en effet de tripler les revenus liés au canal. Et cette volonté de faire apparaître le canal comme l’endroit incontournable en termes de passage maritime commercial s’illustre par la création par le gouvernement d’une autorité générale, SCZone, structure administrative pilotant le fonctionnement du canal depuis 2016. En complément, ont été ouvertes à plusieurs niveaux du canal des zones économiques spéciales (ZES), offrant une combinaison d’incitations fiscales, de droits de douanes favorables, permettant entre autres d’attirer des investissements étrangers et de favoriser la création d’emplois. Enfin, l’objectif consiste également à développer une région qui, pareillement au temps d’Anouar El-Sadate, est pensée comme la vitrine d’une Égypte renaissante et conquérante, pouvant être considérée comme un rempart contre le terrorisme et la menace des groupes djihadistes du nord du Sinaï.

 

Les nouvelles routes de la soie, affirmation de l’intégration du canal de Suez aux dépens de certains États arabes

Même si ce canal bénéficie largement à l’Égypte, celui-ci intègre également plus largement le Moyen-Orient, au détour d’un projet scellant les relations entre la Chine et la région : les nouvelles routes de la soie. Et en effet, lorsque le président chinois Xi Jinping lance la Belt Road Initiative en 2013, le projet vise d’emblée à mettre en place un grand marché entre la Chine et les États qui souhaiteraient y adhérer, passant par certains points stratégiques majeurs tels que le canal de Suez. Alors que de nombreux pays arabes souhaitent profiter du bénéfice apporté par ces nouvelles routes de la soie, en disposant à leur tour d’avantages que l’Égypte a su pour sa part tirer du canal de Suez, certains pays arabes tirent davantage leur épingle du jeu, marginalisant ainsi d’autres États. En ce sens, la nouvelle route de la soie interviendrait dans certains espaces clés, mondialisés, qui ne pourraient que renforcer l’intégration de certains pivots stratégiques actuels, tel que le renforcement du monopole de Suez. En tentant de se rendre indispensable aux routes de la soie en se positionnant comme des « hubs », les pays du Golfe tirent par exemple leur épingle du jeu de par leur stabilité, les monarchies conservatrices du Golfe rassurant en effet la Chine.Par ailleurs, dans le cadre de la stratégie chinoise des nouvelles routes de la soie, la Chine multiplie ses partenariats régionaux. Cette stratégie est parfois perçue par les observateurs comme la volonté de la Chine de se poser en futur “stabilisateur en chef de la région” (référence). Cependant, l’intégration du monde arabe à ce projet est inégale, avec à la fois de véritables hub de ces nouvelles routes de la soie et des territoires qui en ressortent davantage marginalisés. Ainsi, si le canal de Suez est sans doute un des grands gagnants de ce projet, renforçant son intégration à la mondialisation, on observe des processus de marginalisation, comme l’illustre par exemple l’un des projets marocains dans la ville de Tanger en 2017. Le gouvernement marocain souhaitait en effet y lancer une zone économique spécialisée dans les hautes technologies afin d’attirer les investissements chinois. Pour autant, ce projet n’a duré qu’une année, une entreprise chinoise ayant voulu prendre le contrôle du technopole afin de piloter le projet en interne. 

         En définitive, on peut s’appuyer sur une célèbre citation de la géographe Jacqueline Beaujeu-Garnier en 1950 pour résumer nos propos, « Panama, comme Suez, œuvres humaines, n’ont pas fini de susciter les travaux et les rivalités des hommes ». En effet, la valeur stratégique de ces lieux, et particulièrement du canal Suez dans cet exemple, n’a cessé de s’accroître à la faveur du processus de mondialisation des échanges et de la croissance économique mondiale. En permettant une spectaculaire intégration de l’Égypte dans la mondialisation, le canal de Suez n’a pas été uniquement une ressource économique pour ce seul pays, d’autres pays du Moyen-Orient bénéficiant également de son effet multiplicateur majeur. Toutefois, cette inclusion à la mondialisation est  davantage nuancée au sens où elle n’intègre que les territoires disposant d’avantages comparatifs géostratégiques, politiques et économiques, en témoigne le projet chinois des nouvelles routes de la soie. Cet exemple est une bonne illustration d’e processus de renforcement d’une fracture entre une partie du monde arabe de plus en plus intégrée aux échanges commerciaux et une autre qui peut se retrouver marginalisée de certains partenariats économiques.

 

Bibliographie :

  •  Barthe, Benjamin, « Le canal de Suez, nouvelle ligne de front égyptienne », Le Monde, 22 octobre 2013
  • Kenawy, Ezzat, « Les impacts économiques du nouveau canal de Suez », Annuaire 2016, Institut européen de la Méditerranée (IEMed)
  • Piquet, Caroline, « Le canal de Suez : une route stratégique au cœur des conflits du Moyen-Orient au XXème siècle », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2016/2, n°262, p.73-92, 2016
  • Tourret, Paul, « 20 ans de mutations des routes maritimes », Isemar, 2017
  • Frankopan, Peter, Les nouvelles routes de la soie, L’émergence d’un nouveau monde,  Champs histoire, 2020, 368 pages