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Les mots arabes dans la langue française : un patrimoine méconnu (1/2)

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(Photo : Calligraphie Arabe au qalame :  اللغة العربية / al-logha l-’arabiya / “La langue arabe” – Source : Al-Ain Français )

A mi-chemin entre les termes arabes récemment entrés dans un argot utilisé par les plus jeunes (belek, dehek, shab…) et les quelques mots savants dont on sait généralement qu’ils sont issus de l’époque médiévale (chiffres, zéro, alambique…), la langue française a emprunté de nombreux mots à l’arabe, une réalité qui reste méconnue.

En effet, l’arabe serait la troisième langue d’emprunt du français après l’anglais et l’italien. Il y aurait donc en français 2 à 3 fois plus de mots d’origine arabe que de mots d’origine gauloise. La linguiste Henriette Walter évalue à 4192 les mots français d’origine étrangère, dont environ 270 mots arabes, soit 6,5 % du total. La majorité de ces mots sont entrés dans la langue française il y a plusieurs siècles, et non pas récemment comme le voudrait l’idée reçue. 

L’issue d’un long processus historique

La grande majorité des mots arabes qu’on trouve en français sont d’abord passés par d’autres langues, principalement l’espagnol ou l’italien, à partir desquelles ils ont ensuite été francisés. Les interpénétrations linguistiques sont avant tout le produit d’une longue proximité géographique entre la civilisation arabe et les civilisations européennes, notamment tout au long de l’existence du califat d’Al-Andalus et de la présence musulmane dans la péninsule ibérique, du VIIIè au XVè siècle. Elle s’explique aussi par les échanges commerciaux, par exemple via les marchands de Gênes, Venise et Pise qui avaient des comptoirs commerciaux dans le monde arabe. Enfin, un grand nombre de ces mots provient des transferts de savoirs du monde arabe vers l’Europe, en particulier au Moyen-Âge mais également après la fin de la Reconquista (1492) et l’exode des savants et lettrés arabophones (Musulmans et Juifs) vers le Monde Arabe qui ont laissé derrière eux un riche héritage écrit. 

<em>Al-Andalus vers 732.  </em>
Al-Andalus vers 732.  

Ainsi, l’idée reçue selon laquelle la grande majorité des mots arabes qu’on utilise en français seraient issus du registre folklorique ou bien culinaire doit être invalidée. Ils viennent surtout d’un héritage scientifique : médecine, astronomie, chimie, mathématiques, sciences naturelles… Dans certains cas, l’utilisation de ces mots a dépassé ce cadre scientifique pour désigner d’autres réalités, comme pour le mot amalgame* par exemple (voir plus bas/ voir partie 2 ?).

Comme le font les étymologistes, on distingue ici les “mots-emprunts” des “mots empruntés”, qui sont des mots arabes directement utilisés tels quels en français aujourd’hui. Ces « mots empruntés » peuvent être rassemblés en trois catégories. Il s’agit tout d’abord des mots qui sont de nos jours consciemment utilisés comme des mots arabes (un peu comme les anglicismes). Ils relèvent souvent du registre familier, ce qui s’explique alors par leur adoption dans un contexte colonial – en général par le biais des « soldats d’Afrique » : chouia, toubib, flouz… La deuxième catégorie rassemble les mots arabes passés tels quels au français car ce qu’ils désignent n’avait pas de réalité historique ou sociale dans la civilisation européenne : vizir, ayatollah, baraka, fakir, fatwa, bédouin… Enfin, dans la troisième catégorie on trouve ceux qui désignent un produit ou objet importé du monde arabe et ont donc été repris sans autre adaptation que la transcription : couscous, fez, henné, khol, loukoum, musc, harissa, sarouel, tajine, taboulé…

On les différencie donc des mots d’emprunts, c’est-à-dire des mots français dont l’origine provient de l’arabe. Ces mots ont le plus souvent subi des transformations et adaptations morphologiques (sur la forme) et sémantiques (en termes de sens). L’origine arabe des mots reste méconnue car justement leur orthographe moderne ne la laisse pas paraître, ce qui répond à des processus linguistiques assimilationnistes. Comme l’écrivait Rémy de Gourmont dans son essai sur la langue française (1899), « Il faut que la langue française dévore tous les mots étrangers qui lui sont nécessaires, qu’elle les rendent méconnaissables ». Les déformations, ou adaptations, qui rendent ces mots difficilement repérables, viennent de l’ajout d’une consonnance latine (latinisation) ou grecque (hellénisation) soit pour des raisons phonétiques, ou par analogie avec d’autres mots ou tout simplement suite à une mauvaise transcription phonétique. C’est un phénomène qu’on beaucoup avec les noms propres : Ibn Rushd et Ibn Sina deviennent peu à peu Averroès et Avicenne. Un exemple intéressant de ces processus d’assimilation est celui d’albatros*, un mot dont l’origine arabe contient la lettre qaf (ق), difficile à prononcer. Le son Q passe alors au G puis au B, une altération qui se fait sous l’influence du latin albus (blanc), ce qui permet au passage de créer l’illusion d’une étymologie latine. 

Un héritage effacé

Comme l’a dit Pierre Le Loyer (conseiller au tribunal d’Angers, XVIIè siècle) «  il est naturel de croire […] qu’un mot appartient à la langue d’un peuple chez qui il sert à exprimer quelque chose de propre à ce peuple ». Cependant, pour les mots qui ne désignent pas des choses spécifiques à la civilisation arabe, la reconnaissance de l’étymologie arabe fut difficile. Cela est dû non seulement au processus d’assimilation qui les a rendu méconnaissables, mais également à d’autres raisons. Le difficile processus d’identification des mots, donc de détermination de leur origine, révèle des controverses. Dans de nombreux cas, une fois un mot arabe complètement assimilé, on a cherché à effacer les traces de filiation et à lui forger une nouvelle identité, dans une volonté plus ou moins consciente de dépossession. Plusieurs dictionnaires de l’époque moderne suivent une logique qu’on peut qualifier de négationniste qui écarte la thèse de l’étymologie arabe. Par exemple, le mot abricot* a pu être à tort relié au mot abri, ou le mot chagrin* à l’expression « chat grain », pour ensuite être reconnus comme venant de l’arabe. Sans parler de falsification délibérée, on distingue trois formes d’effacement  :

  • Le contournement : Seule la langue intermédiaire (espagnol, italien, ou même provençal) est reconnue comme étant à l’origine du mot, ou bien on attribue au mot l’étymologie non-arabe d’un homonyme ou d’un mot qui lui ressemble.
  • Le détournement : On fabrique une étymologie, parfois tirée par les cheveux. Une fois publiée dans le dictionnaire, de nombreuses décennies peuvent passer avant le rétablissement de la véritable étymologie. L’exemple du mot algorithme* est intéressant puisqu’on lui a ajouté un H qui ne correspond à rien dans son origine arabe, pour lui apporter une connotation grecque. Il s’est également orthographié algorhythme (Dictionnaire de l’Académie Française, 1835), renvoyant au mot rythme, d’origine grecque, qui s’écrivait rhythme jusqu’à la fin du XIXème siècle. Or, algorithme et rythme n’ont aucun lien étymologique !
  • L’occultation : C’est le fait d’ignorer l’origine arabe en fournissant une racine intermédiaire grecque ou latine sans en creuser l’origine, qui vient en fait d’une langue sémitique, comme l’arabe. 
Dictionnaire étymologique des mots français d'origine orientale par L.-Marcel Devic, 1876 (Gallica-BNF)
Dictionnaire étymologique des mots français d’origine orientale par L.-Marcel Devic, 1876 (Gallica-BNF)

Or, ces processus répondent à une tendance à l’indo-européocentrisme (focalisation sur les langues indo-européennes) et à une hiérarchisation des langues, qui apparaît surtout au XVIè siècle. Il y avait alors un engouement pour les langues « nobles », non-barbares donc non issues du latin ou du grec. Ainsi, certains dictionnaires indiquaient « origine orientale », noyant l’origine arabe, « origine obscure » ou « inconnue », ce qui quasi-systématiquement s’est révélé signifier « non indo-européenne ». 

L’influence des enjeux contemporains : un patrimoine sous-estimé

Si, aujourd’hui, beaucoup de vérités étymologiques ont été rétablies, l’origine arabe de certains mots reste encore débattue et invisibilisée par certains dictionnaires ou institutions contemporains. Par exemple, le signe @ (arrobe, arrobase), trouve son origine lointaine dans le mot arabe al-rub’ (الرُبْع – « le quart ») selon Le Petit Robert, alors que le site de la Bibliothèque Nationale de France lui attribue une origine franco-française (déformation de « a rond bas »). En outre, les étymologies arabes clairement établies restent largement méconnues et ne sont pas du tout vulgarisées. D’ailleurs, Salah Guemriche (voir sources), raconte avoir fait un sondage auprès de 10 professeurs de lettres en leur demandant d’identifier les mots d’origine arabe dans une liste. Au final, des mots comme algèbre, chiffre, et même couscous sont à peine identifiés !

La faible vulgarisation du patrimoine linguistique français d’origine arabe est liée à la forte charge idéologique que porte cette vérité étymologique. Elle est à mettre en relation avec les débats politiques et médiatiques sur la place de l’immigration dans la société française. Or, le lien est en réalité illégitime puisque la quasi-totalité des mots d’origine arabes entrés dans le dictionnaire ont été adoptés bien avant les flux migratoires contemporains et remontent au Moyen-Âge et à l’époque moderne. D’autre part, les réticences à la reconnaissance de ce patrimoine linguistique sont également liées aux débats politiques concernant l’enseignement de la langue arabe en France. Cette question, que certains relient à tort aux questions de radicalisme religieux et d’immigration, tend à réduire la perception de l’arabe comme une langue d’opportunité à forte valeur ajoutée. Par extension, la reconnaissance des apports de l’arabe au français n’en est que plus difficile.

Enfin, l’histoire de la colonisation française au Maghreb a fortement influencé l’usage des mots arabes en français. Au premier rang de ces phénomènes linguistiques on trouve l’attribution aux mots arabes d’une connotation péjorative, d’une valeur « ridiculisante », ou bien une tendance à l’adoption des mots arabes vulgaires en priorité. Dans cette logique, on trouve par exemple : smala, charabia, souk, clebs, ou encore zob ! (ces mots figurant dans le dictionnaire). Or, les mots de ce type sont entrés dans la langue française aux XIXè et XXè siècles seulement, par le biais de l’argot parlé par les « soldats d’Afrique » en contexte colonial. De ce phénomène découle alors l’idée que les mots arabes sont « corrupteurs » de la langue française.

Oeuvres du street artiste franco-tunisien El Seed sur la façade de l’Institut du Monde Arabe à Paris. Artistup.fr
Oeuvre du street artiste franco-tunisien El Seed sur la façade de l’Institut du Monde Arabe à Paris. Artistup.fr

Ainsi, on peut alors affirmer que la richesse de ce patrimoine linguistique, loin de “polluer” la langue française, a au contraire participé à la construire dans sa complexité. Elle pourrait assurément gagner à être démocratisée et valorisée. Cela supposerait une inversion préalable des perspectives, pour se départir des charges idéologiques liées aux souvenirs coloniaux ou aux débats sur l’islam et l’immigration. Il s’agit plutôt d’appréhender ces mots comme les témoins d’une histoire plus ancienne d’enrichissements civilisationnels.

* – Les mots suivis d’un astérisque sont des mots français d’origine arabe dont l’étymologie sera expliquée dans la Partie 2 de l’article. 

Sources : 

  • GUEMRICHE Salah, Dictionnaire des mots français d’origine arabe, Editions du Seuil, 2007
  • DJEBAR Assia, “Le voyage des mots arabes dans la langue française”
  • WALTER Henriette, L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Robert Laffont, 1997. 

Cette publication a un commentaire

  1. Merwan

    Un article vraiment important dans le sens où il rappel la place de la langue arabe qui a un véritable sens dans la création de la langue française, contrairement aux sournoises idées reçues qui veulent occulter le monde arabe.

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